vendredi 25 mars 2011

Il était de « onze »

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Le chiffre 11 a habité mon enfance, mon adolescence, ma vie. Combien de fois ai-je entendu feu mon père, paix à son âme, me vanter les qualités du millésime 1911, année de sa naissance. Classe de fer qu’il disait avec son air si malicieux.

Papa était volubile, il parlait, me racontait, encore et encore. Et croyez-moi, en version originale piémontaise, ses histoires, l’Histoire de sa vie était encore plus colorée. Et son histoire a aussi été l’historique d’un siècle. Entendue à travers lui, elle m’a forgé, elle a fait ce que je suis, a tissé le filigrane de ma sensibilité, et je ne lui serai jamais assez reconnaissant.

Pour premier souvenir du vingtième siècle, il se souvenait avoir vu arriver le facteur annoncer à sa maman que le frère de celle-ci, son oncle, avait péri au combat; c’était lors de la première guerre mondiale; il se souvenait surtout des larmes de sa mère. C’est vrai que 1911 c’était avant la «Grande Guerre», avant 14-18.

Il avait 11 ans lorsque les fascistes prirent le pouvoir en Italie. C’est à ce même âge qu’il prit le premier coup de bâton des énergumènes Mussoliniens, pour avoir voulu défendre son père, contraint à boire de l’huile de ricin, coupable de ne pas vouloir, ou de ne pas savoir chanter l’hymne national des fascistes, la répugnante «Giovinezza».

Dès l’âge de 13 ans il quitta l’école pour apprendre la profession de typographe. Fils de meunier, les farines ne manquaient jamais à la maison, et le pain et la polenta s’alternaient sur la table familiale. Il vit arriver au village la toute première voiture qui appartenait à la famille Gancia, les notables du « village » qui habitaient dans le château du même nom, sur la colline.

Féru de sport, et tout particulièrement du football qu’il pratiquait, il devint tout naturellement un fervent supporter du grand club le plus proche, le onze magique du Grande Torino dont il suivit de près le destin tragique, jusqu’au 4 mai 1949  et la chute de l’avion sur la colline de Superga à Turin. Tous les joueurs et dirigeants de l’équipe quintuple championne d’Italie périrent; ce drame le marqua profondément tout au long de son existence.

Réformé, il eut la chance de ne pas devoir faire son service militaire et par conséquent d’éviter de partir dans une des colonies italienne de Tripolitaines et d’Abyssinie. Mais lorsque l’Italie entra en guerre le  10 juin 1940 au coté de l’Allemagne nazie, son statut de «personne à connotation communiste», puisque sa famille était une des deux seules du village à ne pas appartenir au parti national fasciste, il fut envoyé à Nice, en France voisine comme travailleur forcé. Débutèrent ainsi cinq longues années de détention, évasions, et enfin de prise de maquis où son rôle de résistant format le corps le plus important de ces récits. Inutile de vous citer dans les détails les pires atrocités dont il fut le témoin. Son évasion du train qu’il l’amènerait probablement dans les camps de la mort fut le tournant de son existence. Mais les évasions étaient souvent suivies rapidement de captures. Il fut libéré des allemands lors du débarquement allié à Toulon du 15 août 1944 dont il fut un témoin privilégié, et rejoignit la 13e demi-brigade de Légion étrangère et y termina sa guerre. Il fut décoré par le Général De Gaulle lui même pour faits de résistance. Il s’en tira finalement bien puisqu’il pu renter chez lui en 1945. Sans nouvelles de lui depuis son départ, sa mère ne le reconnut pas tout de suite et s’évanouit en revoyant son fils vivant.

Mon père se maria avec maman qu’il connut quelques mois auparavant, le 30 décembre 1945; mes parents arrivèrent en Suisse, avec leur valise en carton en 1951. C’est à Genève, puis Lausanne et enfin en Valais que sa deuxième vie se déroula. Il y repose en paix au côté de ma maman depuis 25 ans.

Le 17 mars 1861 naquit la République italienne. Elle fête ces jours-ci ses 150 ans. Elle avait 50 ans quand Mario mon père naquit, jour pour jour.  Cette rubrique s’appelle la Voix du partisan ; j’avais envie de donner la parole à un VRAI partisan. Merci papa pour ton exemple.


Ton fils

Jean-Pierre Bodrito
Conseiller général
Député-suppléant
Sion


"La Voix des partisans" Le Peuple valaisan du 23 mars 2011


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